L'identité nationale : un "grand débat" loin d'être clos (Pascal Marchand & Pierre Ratinaud)

Le « Grand débat sur l’identité nationale » a déchaîné les passions et fait couler beaucoup d’encre. Mais que contenait-il finalement? Le débat sur le débat n’a-t-il pas masqué la question elle-même : « qu’est-ce qu’être Français aujourd’hui »? Mais y a-t-il une réponse à cette question?

Pascal Marchand

La problématique

Le « grand débat sur l’identité nationale » restera sans doute comme l’une des polémiques majeures du quinquennat 2007-2012. Mais s’il a fait couler beaucoup d’encre, ce débat n’avait jamais été vraiment analysé. Le ministre et ses sondeurs se sont attachés à répondre aux détracteurs du débat et à en défendre la légitimité. Mais comment les Français ont-ils finalement traité la question « qu’est-ce qu’être Français aujourd’hui ? ». Comment rendre compte des 18 240 contributions publiées sur le site web ? Le ministre avait proposé de les résumer ainsi : « être Français, c’est avoir des droits et des devoirs ». Quant aux sondeurs, ils publiaient un compte-rendu d’une remarquable pauvreté méthodologique et technique.

L’analyse par Iramuteq permet de rendre compte du contenu de toutes les contributions, sans piocher au hasard dans la masse, ni faire intervenir nos propres préjugés. Il s’agit juste de reconnaître et de trier automatiquement l'intégralité du vocabulaire utilisé par les internautes pour obtenir des classes de discours.

Et les conclusions sont très différentes de celles du ministre et de ses sondeurs : on découvre des psychologies, des histoires, des expériences, des éruditions et des prises de position d’une rare intensité. Des discours nationalistes et xénophobes ? Il y en a, et sans précautions, ni euphémismes. Certains y applaudissent l’initiative du ministre et de son gouvernement, d’autres dénoncent ce débat et ses sous-entendus politiciens. Certains décrivent une France historique et ses références obligées. D’autres livrent des témoignages poignants d’adhésion aux valeurs d’ouverture et de fraternité. Y compris de la part de personnes qui viennent d’ailleurs et expriment leur attachement à ce pays. Certains ne comprennent pas cette question à l’heure de l’Europe et de la mondialisation, et d’autres marquent leur attachement à leur région.

Non, décidément, ce débat ne peut pas être ramené à un slogan simpliste et la statistique textuelle nous invite à cette découvrir cette complexité et à visiter ses « mondes lexicaux ».

L'analyse

Des résultats de cette analyse, nous avons tiré un ouvrage: « Être français aujourd’hui. Les mots de l’identité nationale » (Les Liens qui Libèrent, février 2012. Préface de Gérard Noiriel) et nous n'en rappellerons ici que les grandes lignes.

Nous avons donc procédé à l'importation (manuelle) des 18.240 contributions (du 2/11/09 au 2/12/09) consultables sur le site du "Ministère de l’Immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire" (aujourd'hui disparu). La taille moyenne était de 103 mots par contribution (de 1 à près de 5000 mots). Après un travail assez important d"homogénéisation du lexique, il y avait au total 1.848.773 mots, représentant un lexique de 34.809 mots différents (20.604 lemmes après les opérations sur le lexique). Les contributions ont été découpées en 52.144 segments de texte pour constituer le tableau lexical.

On peut résumer les résultats sur le graphique d'analyse de similitude suivant (que nous ne faisions pas encore à l'époque): 

IdNat_simi.png

Cinq thématiques peuvent être extraites de ce graphique (nous l'avons vérifié par une classification hiérarchique descendante suivant la méthode de Reinert, que nous ne développerons pas ici).

1. Débattre

Les Français adorent répondre à une question par... une autre question. Lorsqu'on leur demande "qu'est-ce qu'être Français aujourd'hui?", ils répondent: "pourquoi se poser cette question?", "pourquoi maintenant?", "à quoi et à qui cela profite-t-il?"... Un héritage du bac philo, peut-être...

La question est vaste. Aussi, essayons de la cerner. Car si je pose, pour moi, qu’est-ce qu’être français ? La réponse sera subjective partiale. Essayons alors de trouver une définition de ce terme français.

Mais comment savoir si on se sent français ou non, puisque l’on ne sait pas vraiment ce que veut dire être français. On peut se poser beaucoup de questions à ce sujet sans pour autant trouver de réponse claire.

Aussi, il ne saurait être répondu à la question posée sans répondre d’abord à la question : qu’est-ce que la France ?

La réponse à cette question prise au sens strict allant de soi, la poser ou vouloir y répondre revient à tenter de définir ou se raccrocher à un idéal un mythe plus qu’une réalité.

Poser la question « qu’est-ce qu’être français ? », même de façon ouverte et prétendument sans arrière-pensée, c’est partir du principe qu’il y a une réponse à la question.

S’il est intéressant que des gens se posent la question, la réponse qui souvent émerge est décevante.

Beaucoup de personnes se demandent qu’est-ce qu’être français. Or posons-nous également la question de savoir pourquoi ce débat sur l’identité nationale est nécessaire.

Mais certains en profitent aussi pour saluer l'initiative et ses promoteurs, que d'autres conspuent.

La question est large, mais merci. Merci de la poser pour que tous puissent constater que nous ne sommes pas forcément du même avis. Merci aussi de nous laisser la place de répondre pleinement et largement.

Pour moi, être français, c’est parfois ressentir la honte de l’être. Un peu comme quand vous avez honte du touriste français qui se tient mal, ou de voir le résultat d’une élection en 2002. Ou bien quand un ministère organise un débat sur l’identité nationale. Merci je me sens vraiment français en ce moment.

2. Croire

Les valeurs de la république (Valeurs, Liberté, égalité, fraternité, Laïcité, Droits et devoirs, Droits de l’homme, Révolution).

les « droits et devoirs » revendiqués par le Ministre se réfèrent le plus souvent aux Droits de l’homme et aux devoirs d’accueil ; mais ces valeurs sont issues de la Révolution et n’englobent pas la « France éternelle » qui ne se résume pas au droits-de-l’hommisme[1]et au laïcisme.

Être français c'est donner une place essentielle à certaines valeurs : laïcité, respect des droits de l'homme, protection sociale. Ces valeurs sont des déclinaisons de la devise républicaine : liberté, égalité, fraternité.

….Quelles sont les valeurs de l'identité nationale ? Les droits de l'homme, la démocratie, la république, la liberté, l'égalité, la fraternité, la laïcité, l'égalité homme / femme, la solidarité nationale, les services publics. L'entreprise ? non, ...

...d'aimer les couleurs de notre drapeau et de notre devise : liberté, égalité, fraternité. C'est adhérer à notre concept de la démocratie. C'est l'égalité de l'homme et de la femme, les valeurs du travail...

3. Savoir

La communauté (Appartenance, Partage, Diversité, Communautarisme). L’histoire de la nation (Hériter, Ancêtres, Assumer, Transmettre, Renan(Ernest)). Le terroir et la culture (Territoire, Régions, Paris, Province, Gastronomie, Arts, Célébrités). La religion (Racines (judéo-)chrétiennes, Catholique, Protestants, Musulman/Islam).

La communauté d’appartenance héritée de nos ancêtres qui partage un territoire (l’hexagone !), une histoire (Vercingétorix ou Clovis ?), une culture (unique ?), une langue (majoritaire ?)…

être français c'est partager une histoire, une mémoire. C'est avoir en commun un riche legs de souvenirs (Renan) car la nation comme l'individu est l'aboutissement d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements.

Le passé c'est notre histoire donc la culture qui a forgé nos aïeuls. Notre futur c'est nous, en prenant le meilleur du passé pour construire l'avenir. Notre héritage culturel venant des cathédrales est un fait...

L'identité nationale repose pour moi sur des valeurs, une histoire reçue en héritage. Mes valeurs sont d'abord chrétiennes, avec la liberté et l équité et mon histoire reçue en héritage est riche du passé ancien la royauté aussi et récent...

Être français est pouvoir se reconnaître dans un ensemble de valeurs socio culturelles communes. Cette reconnaissance me donne se sentiment d'appartenance à cette communauté.

… paradoxalement mon model sera le mieux a même à permettre la cohésion de la république et le respect de l'identité national de souche blanche occidentale, de religion judéo-chrétienne, de culture gréco-latine...

… la cuisine et la gastronomie, les vins, les produits des terroirs, la mode, l'art de vivre à la française et le luxe, la littérature et la poésie, la peinture, la sculpture et l'architecture, le théâtre et le cinéma.

… la gastronomie, le vin, nos villages, nos paysages, notre terre, notre art, notre histoire, notre mauvais caractère. Nous sommes souvent trop en retrait sur le plan de la fierté nationale.

Notons que si la Gastronomie est sans doute ici une référence nationale, elle part de la gloire de nos Chefs étoilés, passe par les spécialités régionales, puis par la « bonne bouffe » entre copains, pour arriver aux apéros saucisson-pinard. Quant à nos vins, ils sont achetés par des chinois !

4. Vouloir

Ce sot ici les comportements du Français « normal » : Respecter les lois, règles, us et coutumes, Intégrer (s’), parler la langue/le français (pas le breton, et surtout pas le verlan… ni porter sa casquette à l’envers), respecter les symboles (drapeau et hymne, ne pas siffler la Marseillaise, respecter la Police, les Pompiers, les Enseignants…), travailler payer ses impôts et ne pas profiter du système (et de son très généreux système d’aide sociale)…

Je conçois l'identité nationale comme une défense de la singularité française, ses lois, ses symboles, son hymne et son drapeau, Marianne, sa culture, ses coutumes. Je suis choqué lorsque j'entends siffler la marseillaise en France.

contribuer à l'enrichissement de notre pays et non pas profiter du système, protéger nos cultures régionales et les respecter. Terre d'accueil d'accord mais les immigrants doivent se plier aux lois et coutumes françaises.

Être français c'est aimer la France, parler le français, travailler et participer à la construction du pays, respecter les français, ne pas profiter du système social, ne pas afficher sa religion. Aujourd'hui on est loin de tout cela.

Bonjour, pour moi, être français c'est savoir vivre dans un pays laïque en respectant le pays où l on vit, en s intégrant, en acceptant les us et coutumes, respecter les lois, parler la langue.

5. Être

Histoires de vie (Naître, Parents, Guerre, Nationalité, Italien, espagnol, allemand, polonais, algérien, Hasard, Immigré). Payer ses impôts (Payer/Impôts/Taxes, Travailler, Entreprise). Chanter la Marseillaise (Chanter (la Marseillaise), Football, École).

Les histoires de vie, souvent émouvantes, de ceux qui sont nés ailleurs ou ne reconnaissent dans la naissance qu’un effet du hasard. Mais aussi l’invitation à Chanter la Marseillaise, à l’école ou dans les stades.

… mon petit fils est né en France, il est donc français jus soli. Il a comme tout le monde 4 grands parents : un grand-père corse et un autre italien, une grand-mère franco-espagnole et une autre camerounaise.

Il se trouve que je suis française parce que je suis née en France de parents français, mais j'avais une arrière grand-mère allemande, un grand-père de mon mari était italien immigré en france...

Bonjour, mes arrière grands-parents étaient immigrés espagnol. Il sont venu en France pays de liberté et l'on respecté jusqu'à leur mort. Ils ont toujours travaillés et respecté les lois. Mon grand-père est né en France et c'est marié avec une française et depuis nous sommes français.

Pour moi, être français c'est travailler très longtemps, payer un max d impôts taxes etc et quand l'heure de la retraite sonne on n'a plus assez d'argent pour vivre. Vive la France !

Être français c'est parler correctement la langue française et l'apprendre à ses enfants. C'est chanter la marseillaise lors des matchs de foot, raison de plus si l'on fait partie de l'équipe de France. C'est respecter son pays...

… c'est connaître sinon apprendre à l'école les paroles de la marseillaise. Il faut d'ailleurs obliger tous les joueurs de foot qui jouent en équipe nationale à chanter la marseillaise !

Alors, une vieille affaire le débat sur l'identité nationale? Il revient pourtant régulièrement dans l'actualité.

"Dès que quelqu'un disait quelque chose sur l'immigration, il était raciste. Dès que quelqu'un prononçait le mot 'islam', il était islamophobe. Dès que quelqu'un  posait une question sur l'identité française, c'était un réactionnaire" (N.Sarkozy sur France Inter, 9 décembre 2015).

Conclusion

Ce débat, qui voulait unir, a profondément divisé et on comprend mieux pourquoi : les internautes ont donné à la même question des réponses non seulement différentes, mais souvent incompatibles. Et ce n'est pas étonnant quand on sait que, pour les Sciences humaines et sociales et les historiens, il n'y a pas de définition consensuelle de l’identité : « Que la France se nomme diversité » est le titre du premier chapitre de L’Identité de la France de Braudel (1986).

Nous retrouvons donc dans le forum les grandes oppositions entre l’unicité et la diversité (voir le "Mythe national" de Suzanne Citron), entre un patriotisme sain et un nationalisme tribal (Piaget), entre le patriotisme de Jaurès et le nationalisme de Barrès (Noiriel), entre l’identité et l’idéologie nationales (Lipiansky), entre nationalisme ouvert et fermé (Winock)...

Mais nous avons aussi mis en évidence une identité permanente et une identité immanente qui se divisent toutes les deux en dynamiques d'appartenance et de référence.

Entre ces quatre tensions croisées, permanence, immanence, appartenance et référence, la synthèse est impossible.

En revanche, définir l’identité nationale, c’est se donner les moyens de distinguer ceux qui vont correspondre ou non à cette définition : discrimination des uns et des (ou par les) autres, comparaison entre soi, nous et eux. L’appartenance à un groupe implique la définition d’un soi qui se projette sur un nous et d’un non-soi qui dicte un non-nous (les horribles et détestables non-nous !). Ces comparaisons vont avoir plusieurs conséquences, par exemple favoriser, entre les groupes, un rapport de compétition, plutôt que de coopération, dans un contexte propice à la pensée stéréotypée. L’identité peut donc servir à resserrer les liens entre les membres d’un groupe, mais c’est toujours au prix de la discrimination. Pour reprendre une déclaration fameuse d’Henri Tajfel, « nous sommes ce que nous sommes parce qu’ils ne sont pas ce que nous sommes ». Renforcer le sentiment identitaire ne peut conduire qu’à s’opposer aux autres groupes. Et on imagine alors que tout ce qui peut mettre en cause le consensus national affaiblit le pays et fait le jeu d’adversaires réels ou supposés. Et, ce faisant, on nie ou on oublie que chacun-e de nous est fait d'appartenances multiples (régions, classes sociales, groupes d’âge et de sexe, professionnels, appartenances ethniques, idéologiques, confessionnelles ou militantes). Cette multiplicité d'identités, non seulement fait ce que chaque individu est vraiment, mais garantit aussi l'équilibre social : « Une société, ravagée par une douzaine d’oppositions dont les lignes de clivage vont dans des sens multiples, peut connaître moins de violence et éclater moins vite qu’une autre société divisée par une seule ligne d’opposition. Chaque nouveau clivage contribue à amenuiser une fissure générale de sorte qu’on peut dire qu’une société est cousue en un tout par ses conflits intérieurs » (Edward E. Ross).

Pour en savoir plus:

lll.jpg


[1] L’expression « droits-de-l’hommisme » a été utilisée par J.-P. Chevènement en 1999 (« droits-de-l’hommisme de pacotille »), par H. Védrine, ministre des Affaires étrangères, en 2001 (« croisades droits-de-l’hommistes ») et en 2007 (« le droit-de-l’hommisme est une posture de repli »), ou encore par N. Sarkozy dans un entretien au Monde publié le 24 octobre 2002 : « Tous les droits-de-l’hommistes de la création passent devant la porte de Saint-Ouen en disant : “Mon Dieu, les pauvres !”, puis s’en vont pour aller dîner en ville ».