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L’économie au FN : programme ou rhétorique ? (Pascal Marchand)

Depuis une trentaine d’années, la rhétorique du Front national (FN) mobilisait volontiers son opposition à l’établissement et à la bande des quatre, et se jouait sur les terrains de l’immigration, de l’insécurité, des minorités, des races assimilées aux relations familiales, des « détails » de l’histoire de France, des complots et de la corruption des élites… Récemment, le FN a investi le domaine économique. Or, le discours économique ne peut pas se satisfaire de simples effets de rhétorique, prenant parfois la forme de « dérapages » médiatiquement exploités.

 

L’économie ne peut pas non plus se contenter d’implicite, de non-dit, de « ils », de « on » et de « j’me comprends », volontiers teintés de dérision (Bonnafous, 2001)[1]. Aller sur le terrain de l’économie oblige à convoquer un discours plus objectivé, plus formel, voire même académique, qui a ses règles et son lexique. La nécessité, pour le FN, de mettre en mots une stratégie économique au service d’un programme acceptable pour la pensée dominante ouvre la possibilité d’une analyse du lexique pour en décrire la structure et les références.

Corpus

Le FN a su investir le Web. Il y a développé un site national et des sites départementaux, sur lesquels les articles sont indexés par des mots-clés. On peut donc afficher, sur chaque site, les articles indexés par le mot-clé "économie" (ce qui est parfois encore facilité par un champ de recherche par thèmes). Insistons donc sur le fait que le corpus que nous analyserons a été constitué sans aucune interprétation a priori, mais par extraction des articles indexés avec le mot clé "économie" par le(s) webmestre(s) des sites du FN. On affiche alors :

  • des éléments de programme du FN
  • des communiqués du FN et/ou du RBM
  • des Analyses d’experts proches du FN : Pierre Jovanovic, Michel Leblay, Bruno Lemaire, Marc Rousset, Jean-Richard Sulzer…
  • des emprunts à des groupes proches du FN ou en tout cas ouverts à ses propos, comme la Fondation Polémia (Jean-Yves Le Gallou), Boulevard Voltaire (Dominique Jamet), NationsPresse.info, Rim953.fr…
  • des extraits provenant d’autres sources et autres analystes externes, souvent totalement étrangers au FN. Il s’agit, dans ce dernier cas, d’extraire et de décontextualiser des propos venant d’organismes extrêmement divers[2]. Et on trouve un grand mélange d’experts convoqués[3].

L’ensemble fournit un corpus de 107 706 occurrences, correspondant à un lexique de 11 478 formes différents (dont 49% d’hapax). Ce corpus a été partionné en 2970 segments de textes de 36 formes en moyenne.

Analyse textométrique

On analyse ce corpus avec Iramuteq. Un premier nuage de mots montre que le corpus est conforme aux attentes, puisque les formes les plus fréquentes relèvent d’un vocabulaire typiquement économique. Le terme Euro, au centre, est, de très loin, le plus fréquent. Viennent ensuite : France, français, européen, pays, banque, politique, économique, zone, public, milliard, entreprise, économie, dette, taux, emploi, croissance, gouvernement, marché

FN_Cloud.png 

Figure 1 : nuage de mots du corpus Eco_FN

Plus intéressant, une analyse de similitudes, confirme l’omniprésence de l’Euro, non pas en termes de fréquence, mais bien de structure, puisque ce terme entretient un très grand nombre de relations jusqu’à devenir central (Figure 2). Si l’on enlève ce terme Euro à la définition du graphe de similitudes, on laisse apparaître des espaces lexicaux (Figure 3).

 FN_simi_1.png

Figure 2 : ADS du corpus Eco_FN

FN_simi_2.png

Figure 3 : ADS du corpus Eco_FN sans « Euros »

 Pour faciliter la lecture de l’analyse de similitude, on procède à une Analyse Lexicale par la Classification de l’Ensemble des Segments de Textes (CDH, Reinert, 1983, 1990), ce qui permet de définir sept classes lexicales[4], comme le montre le dendrogramme suivant :

 FN_CDH.png

On est ainsi amené à distinguer deux grands registres lexicaux qui se subdivisent en trois et quatre classes.

Interprétation des résultats

L’euro, les banques, l’UMPS (64% des segments de texte)

L’essentiel du discours économique du FN consiste à cibler ses adversaires, et il s’agit ici du monde de la finance associé à celui de la représentativité parlementaire actuelle.

La classe 7 (14,8% des segments) est la première à se dégager et elle s’organise autour d’indicateurs financiers. Les termes-clés sont ici PIB et croissance et on y fait volontiers référence à des analystes et sources externes au FN : on puise dans l’actualité les indices de l’état pitoyable de la France en convoquant, par exemple, les agences de notation[5] :

Pire, alors que la France a connu une chute de 0,1% de son PIB au troisième trimestre 2013, le premier ministre a encore osé évoquer une "tendance réelle à la reprise de la croissance". Jean-Marc Ayrault ne dirige plus un gouvernement mais une agence de publicité mensongère.

La France sort définitivement des cercles prestigieux des pays notés triple A. C’est l’agence de notation américaine Standard & Poor’s qui l’avait déclassée la première en janvier 2012, suivie quelques mois plus tard, en novembre dernier, par sa rivale Moody’s investors service.

La classe 3, qui s’organise autour de la monnaie européenne, représente 21,3% des segments :

En effet le niveau de l’impôt en France et dans nos pays dépend très directement de la politique d’austérité imposée aux Etats -membres de la zone euro pour renflouer la monnaie unique à tout prix.

C_est_à_dire qu’il faut sortir de l’euro. Troisième raison : l’euro va tuer la démocratie. La crise des dettes souveraines qui sévit en zone euro traduit une perte de contrôle des politiques face aux marchés financiers.

On note que c’est dans ce contexte qu’est utilisé le terme crise. Moins central dans le discours du FN que dans d’autres discours politiques, un calcul de cooccurrences montre qu’il s’agit de la crise de l’euro, la crise de la (des) dette(s) (souveraines), la crise de la zone euro, la crise chypriote, la crise financière. Là où d’autres partis politiques invoqueraient la crise comme une cause, il s’agit davantage pour le FN d’y voir une conséquence et surtout d’en identifier des responsables. La solution s’impose alors :

Marine Le Pen propose une sortie de la zone euro et de la monnaie unique, concertée avec l’Allemagne, et un retour aux monnaies nationales. Elle juge que l’Euro devrait être conservé comme une monnaie commune à_l_instar de l’ancien Ecu.

La classe 6 (15,7%) est encore une classe technique, qui comporte des citations ou des entretiens avec des experts.

En outre, les solutions envisagées sont loin de faire l’unanimité en Europe. La banque centrale allemande s’oppose ainsi fermement au programme de rachat d’obligations par la BCE sur le marché secondaire, ainsi qu’à l’octroi éventuel d’une licence bancaire aux fonds de secours européens.

On peut trouver une bonne synthèse des deux classes précédentes dans la phrase suivante :

Le système bancaire fera-t-il de nous demain des Chypriotes avec la complicité du FMI et de l’Union européenne ? Doit on accepter d’être saigné par les banques au nom d’une idéologie ultralibérale et d’une monnaie unique qui nous a endettés comme jamais auparavant ? Les peuples ne doivent pas être sacrifiés sur l’autel des banques et de l’euro.

La classe 5 (12,1%) cible davantage les acteurs politiques. Si la bande des quatre a laissé la place à l’UMPS, on retrouve là une rhétorique classique du FN :

Le fonds monétaire international, sous la présidence de Christine Largarde, UMP, préconise, en collaboration avec le gouvernement socialiste français, sous l’égide de François Hollande et de Jean -Marc Ayrault, de créer une supertaxe appliquée directement sur l’épargne privée des Français.

Certains économistes suggèrent désormais, face à la réalité qui fait qu’on est obligé d’agir avant de tomber comme la Grèce ou encore le Portugal, à François Hollande, fervent défenseur d’un euro fédéral sans âme, épaulé par son frère siamois Nicolas Sarkozy, de sortir de l’euro.

Patriotisme, protectionnisme, préférence nationale (36% des segments de texte)

Trois classes lexicales se détachent des précédentes, et la différence tient autant au fond qu’à la forme. On délaisse clairement les indicateurs techniques pour privilégier un discours politique et un style polémique. C’est également là que le nom de Marine Le Pen est le plus souvent cité.

La classe 4 (13,1%) s’organise ainsi autour de la notion de protectionnisme qualifié d’intelligent, raisonné ou stratégique et qui permet de mobiliser des notions de patriotisme et de prendre une tonalité plus identitaire.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur la qualité du programme présidentiel de Marine Le Pen et du front national, en particulier sur les écluses commerciales qu’il faudra mettre en place, mesures phares d un protectionnisme intelligent et raisonné.

Le front national est le seul mouvement cohérent en proposant une conversion au protectionnisme intelligent et au patriotisme économique. Il réaffirme l’urgence morale et pragmatique de l’application d’un "small business act" à la française.

Enfin, les deux dernières classes issues de la classification lexicale automatique sont liées. Elles développent toutes les deux des considérations plus sociales.

La classe 1 (10,1%) aborde les domaines de l’emploi, du travail, du chômage. Le FN développe ici son programme. Et on a affaire à un catalogue de mesures dont la tonalité rhétorique peut surprendre un peu : un certain nombre des propositions ci-dessous sembleraient pouvoir être assumées par des partis qui, sur l’échiquier politique, s’éloignent voire même s’opposent, et assez radicalement, au FN :

Les ouvertures de capital et privatisations d’entreprises de service public seront donc empêchées. Les collectivités territoriales seront incitées à en faire de même à leur niveau. La Poste sera de nouveau un établissement public de l’Etat.

Il convient de redonner espoir à une fonction publique désorientée. Alors que des secteurs stratégiques de l’Etat ont été affaiblis par une RGPP dogmatique et mal conduite, les collectivités territoriales ont multiplié les recrutements. Cette dérive doublement coûteuse pour la France (pour ses finances publiques et le service rendu aux citoyens) doit prendre fin.

La classe 2 (12,9%) complète la précédente sur la politique sociale et développe les points de programme, notamment sur la réforme des retraites :

Incitation fiscale au financement de la dette publique par l’épargne des français. Retraite : retour progressif et le plus rapide possible à la règle de 40 annuités de cotisation pour bénéficier d’une retraite à taux plein, et à l’âge légal de 60 ans pour le droit à la retraite.

Sortir d’une optique purement comptable et statique dans laquelle s’inscrivent les solutions inlassablement répétées par les partis du système (Augmenter l’âge de départ à la retraite, baisser les pensions).

On note que c’est dans cette dernière classe qu’on retrouve les thématiques chères au FN, de l’immigration et de l’étranger, souvent mise en cooccurrence avec la fraude :

Les coûts de l’immigration, du fonctionnement des collectivités, de l’Europe, de la fraude fiscale et sociale, sont autant de dépenses inacceptables qui doivent être redirigées vers la prise en charge des Français qui ont cotisé toute leur vie.

Dans le même temps, il faut faire la chasse aux gaspillages. On pense notamment au coût de l’immigration massive, des fraudes sociale et fiscale, de la décentralisation anarchique et de notre contribution très déficitaire au budget européen.

Discussion

Si l’attractivité et le vote pour le FN s’exprimaient souvent en dehors d’un lexique très régulier, par la cristallisation de mécontentements divers et la focalisation sur quelques thématiques récurrentes, le terrain économique oblige à développer un vocabulaire plus contraint, impose des références plus attendues. L’analyse présente montre effectivement, notamment dans sa première partie, que le FN puise dans ce lexique économique, d’abord en mobilisant ses propres analystes, mais aussi et surtout en moissonnant dans de très larges cultures.

Mais ce dont "économie" est le mot-clé pour les webmestres du FN ne s’arrête pas à l’euro, responsable de tous les tourments, soumissions et corruptions. Sous l’habillage volontiers jargonnant, on retrouve toujours les thématiques qui structurent le discours du Front national depuis longtemps. Il s’agit d’abord de dépeindre une France en déclin, en mobilisant un vocabulaire misérabiliste, et on note des termes comme faiblesse, perte, fléau, pénurie, effondrement, destruction, choc, mort… Puis de mettre en scène une forme de compétition et de combat, et le ton peut être martial avec des termes comme lutte, défense, résistance, affrontement, guerre, bataille, conflit, duel, attaque, rétorsion… Exemples de rhétorique guerrière :

Il est plus que temps de mettre un terme aux obsessions suicidaires de la caste euro fanatisée, en utilisant les armes du redressement que sont une monnaie nationale, des frontières intelligentes face à la concurrence internationale déloyale, et un Etat stratège au service du patriotisme économique.

La France et l’union européenne sortiront du marasme si nous changeons radicalement de modèle économique : réarmement face à la mondialisation sauvage par un protectionnisme national intelligent, rupture avec le dogme de l’euro et patriotisme économique pour dynamiser nos TPE, PME et PMI.

Dans cette bataille qui promet d’être rude, les adversaires sont nombreux : partis, gouvernements, organismes, français et étrangers, etc. Mais également les ennemis de l’intérieur, et c’est bien la proposition d’un "protectionnisme intelligent" qui fournit le point de jonction idéal entre la rhétorique économique et la rhétorique identitaire. Si cette notion n’appartient pas au lexique de l’économie financière du FN, plus axé sur la sortie de l’euro, il structure celui de l’économie sociale. Et c’est ce qui autorise l’expression des valeurs nationalistes et des mesures discriminatoires, notamment à l’égard des migrants. L’analyse lexicométrique montre ainsi que, derrière une rhétorique d’apparence économique, le discours du FN est reste identitaire.



[1] Bonnafous, S. (2001). L'arme de la dérision chez Jean-Marie Le Pen, Hermès, 29, 53-63.

[2] Alternatives-economiques.fr, BFM, Challenges.fr, EconomieMatin.fr, Europe1.fr, France Info, FranceTvInfo.fr, La-Croix.com, LaTribune.fr, Lci.Tf1.fr, LeFigaro.fr, LesEchos.fr, LExpansion.LExpress.fr, Marianne.net et Marianne2.fr, LeMonde.fr, NouvelObs.com, Reuters, Secours catholique…

[3] Outre une référence récurrente et soutenue à Jacques Sapir, économiste prônant la dissolution de l’Euro, on peut trouver Patrick Artus, Olivier Berruyer, Frits Bolkestein, Luiz Carlos Bresser-Pereira, Christian Chavagneux, Thomas Coutrot, Olivier Delamarche, Nicolas Doze, Antal Fekete, Marc Fiorentino, Paul Krugman, François Lenglet, Philippe Murer, Laurent Pinsolle, Charles Sannat, Joseph Stiglitz, Emmanuel Todd, Marc Touati et bien d’autres encore…

[4] 2661 segments ont été classés, soit 89.60% du corpus, ce qui révèle une bonne homogénéité.

[5] Les segments caractéristiques rapportés sont tous extraits selon la méthode des réponses modales.

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